"Cinéma, transe et possession"
Tandis que le CCFN Jean Rouch s'éveille aux images, aux sons, aux échanges et aux rencontres de la 3ème édition du Forum Africain du Film documentaire, le Centre d'étude des langues, traditions, histoires orales (CELTHO) se penche sur les liens existants entre le cinéma, la transe et la possession. Dans ce second volet consacré aux travaux d'Alain Bouchet, voyage en Afrique, terre de possession.
En période de crise ou de transition sociale, les phénomènes de possession subissent de profondes mutations. La possession est-elle ce "dernier recours" que Jean-Paul Sartre défend dans son introduction aux Damnés de la terre ?
En Gold Coast, le culte des Haouka a supplanté le culte des Holey de la diaspora Songhay. Des jeunes Nigériens émigrés en Gold Coast ont pratiqué un culte cathartique surgi vers 1927. Ils étaient possédés par des Haouka : génies de la technique, génies de la force - génies locomotive, gouverneur, caporal de garde.... Les Haouka détournent puis intériorisent les symboles coloniaux, transgressent des interdits, s'insurgent contre l'oppression coloniale par des crises d'une rare violence.
Puis, les Haouka sont devenus les hôtes du génie du tonnerre. Et, aujourd'hui, ils constituent une famille à part entière du panthéon Holey.
Au Mali, le culte des Holey a dépéri. Les émigrés Songhay du Mali ont transplanté le culte des Holey dans la région de Mopti. Selon Jean-Marie Gibbal, auteur de Tambours d'eau, la transposition des génies Tôrou s'avérait fidèle, et les génies noirs de la terre étant davantage reconnus. Mais dans les années 1980, la crise économique ainsi que la progression de l'Islam ont conduit à un arrêt des activités publiques du culte. Au contraire, à Bamako, les Songhay de la diaspora dont le culte des Holey s'est étiolé, se sont repliés sur des cultes tels que les " Tambours d'eau ", Jinè-Don, moins ébranlés que les leurs. Ce possible métissage entre les rituels a accentué le caractère paroxystique de la possession.
Le fleuve Niger, berceau des divinités
Dans la vallée du fleuve Niger, les traditionalistes sont des archives vivantes. Ils connaissent les chemins reliant les significations symboliques de la mythologie et le processus socio-historique. A ce carrefour de civilisations, d'empires, de migrations... Jean Rouch a su nouer un dialogue fertile avec les tenants de la parole. Après trente années d'enquête, le tenant de l'écrit a posé les questions justes à Daouda Sorko, sur les lieux où se sont déroulés les événements. Alors, l'histoire de la fondation du village de Simiri a rejoint la tradition du vieil empire du Ghana.
A Simiri, la cérémonie d'invocation de la pluie, appelée Yenendi, s'achève par la commémoration de la décapitation du serpent Bida, qui dispensait fertilité et richesse au Ghana, en exigeant le sacrifice d'une jeune fille vierge. La sécheresse s'ensuivit, entraînant l'exode en grenier volant sous la conduite de Mali Bero, dont les vases des génies magistraux se posèrent à Simiri.
Le fleuve Niger, ce " chemin d'eau " que Jean Rouch a descendu en pirogue depuis sa source jusqu'au delta, représente un symbole de vie, une boussole. Il a constitué un axe de développement majeur pour les premiers Etats africains : l'empire du Ghana qui a connu son apogée au début du XIe siècle, l'empire du Mali au XIVe siècle, l'empire Songhay au début du XVIe siècle.
Les génies magistraux, appelés Tôrou, génies de l'eau et du ciel ont la vallée du Niger comme berceau. Faran Maka Bote, l'ancêtre des pêcheurs Sorko, libéra les génies Tôrou des génies des lieux - les Zin. Il organisa la première danse de possession et il fonda Gao la capitale Songhay, où le souverain Sonni Ali Ber est confondu avec Zabéri, le père des génies.
Or, le développement des cultes de possession en Afrique de l'Ouest est contemporain de l'apparition d'une structure politique étatique. La première islamisation, menée par l'empire du Mali dont le Songhay est vassal, remonte au XIVe siècle. Cependant, les danses de possession institutionnalisées se sont répandues dans l'aire de la boucle du Niger, en aval du lac Débo. L'aire en amont, à l'inverse, comporte des représentations symboliques élaborées où les rituels de possession sont absents.
En pays Songhay-Zarma, le culte de possession apparaît comme un véritable syncrétisme à base islamique. Le culte des Holey s'ajuste et procède à des réinterprétations : certains génies blancs sont musulmans, les génies respectent le Ramadan et Allah, divinité unique, dirige l'univers et domine les familles de génies. De son côté l'Islam, religion du Livre, a combattu les idoles : tooru, pierre, bois. Puis, il a toléré les génies Tôrou et il a intégré les Zin - Djinn en arabe -, génies de lieux pré-islamiques.
Dans les périodes de mutations sociales et de crises, le prisme de la possession nous renvoie l'image des nouvelles combinatoires en cours d'élaboration.
Les métamorphoses de la possession Songhay
La personne Songhay se dit composée d'un corps - ga -, d'un double - bia - et de la force vitale - hundi -. Elle explique la possession comme une substitution temporaire du double du possédé par celui du génie possédant.
Durant cet échange, le double du possédé risque d'être incorporé par un sorcier errant. Seule l'action chamanistique d'un magicien Sohantye permettrait de restituer son âme au possédé. Ce peut-être un voyage surnaturel ou une communication avec les vautours capables de traverser les sept ciels.
Le possédé ne garde aucun souvenir de son état de possession, où il est un autre. Les génies inconnus - sans nom et sans parole -, extérieurs à la possession, sont redoutés parce qu'ils rendent fou ; l'exorcisme à leur encontre reste aléatoire. À l'inverse, la possession par les divinités Holey, temporaire et socialisée, symbolise une alliance.
Le Holey choisit de monter un nouveau " cheval ", en perturbant plus ou moins sévèrement la personne sur le plan somatique, psychologique ou social. L'entrée dans le culte, avec la maladie comme voie royale, relève soit de la maladie-affliction soit de la maladie-élection. L'actuelle majoration des troubles légitime l'intervention du prêtre des Holey - le zima -. Parallèlement à cette forte demande thérapeutique, la voie de l'élection se fait plus rare et la voie de l'héritage - d'un grand initié à un descendant - demeure exceptionnelle.
Le panthéon regroupe sept familles de génies : les génies magistraux Tôrou ; les génies blancs de la brousse ; les génies noirs anciens maîtres du sol ; les génies Haoussa ; les génies froids ; les Haouka génies de la force ; les Atakourma génies nains. Les génies ressemblent aux humains en termes de traditions, de caractères, de races, d'organisation sociale...
Après la colonisation, puis pendant la grande sécheresse des années 1970, une famille de génies est apparue : les Sassale, âmes de morts transformées en génies. Ces génies échappent encore à toute liturgie organisée. Durant les années 1970, le Bori Haoussa a également bénéficié d'un regain : de nouveaux génies sont apparus, quelques génies de la religion animiste Asna seraient passés au Bori et de nouveaux adeptes sont venus.
Les dieux " doublets des humains ", selon l'expression de Jean Rouch, se réincarnent périodiquement au cours de cérémonies furtives. Les hommes renouvellent ainsi leur alliance et s'arrachent de leur condition. Lors des initiations, les profanes se trouvent investis par un génie reconnu. Ils quittent alors leur situation de malades pour devenir " chevaux des génies " voire dignitaires du culte, au terme d'un spectaculaire renversement : au cours des cérémonies d'invocation de la pluie, le septième jour du septième mois de la saison sèche ; à l'occasion de la fête des prémices des récoltes ; lors du rituel lié à la plante favorite des génies ; ou à l'occasion de la purification des personnes et des lieux frappés par la foudre.
La possession sculpte la personne, transforme la personnalité. La société et la possession se façonnent mutuellement. La bipolarisation sociale se retrouve dans la confrérie des possédés : l'immense majorité des adeptes Peuls se recrute parmi les captifs.
De l'autre qui parle en lui... à la "ciné-transe"
Dans sa tentative de rendre réaliste l'invisible, l'ethnographe qui est à la fois observateur des faits sociaux et en interaction avec ceux-ci, risque bien de traverser les " miroirs fragiles " de la possession. Surtout quand la caméra de Jean Rouch a le pouvoir d'accélérer ou de déclencher la crise de possession. Sa chorégraphie filmique - une marche coulée avec la caméra à l'épaule - participe au rituel et indique l'arrivée du génie. Les Songhay croient que le cinéaste voit le génie dans le viseur de la caméra, avant qu'il ne possède son cheval. Ce 15 mars
Dans notre civilisation, le cinéma ne génère-t-il pas nombre de mythes qui peuplent notre imaginaire ? Selon Edgar Morin, " le cinéma est l'unité dialectique du réel et de l'irréel ". Et de transformation (d'un culte animiste originel) en réinterprétation (la réponse à l'adversité ou syncrétisme), la possession Songhay représente ce que Roger Bastide nomme " un signifiant qui change de signifiés au cours du temps. Contre vents et marées, Jean Rouch, tour à tour élève de plusieurs générations de traditionalistes étonnants, puis maître de la parole, du monde des symboles et du passage à l'image animée, continue à nous faire partager ses rêves. Un sage qui a su poser avec bonheur les premières arches d'un pont imaginaire entre les peuples et les cultures, d'Afrique et d'Occident.
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